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La désignation d’un pays tiers comme « pays d’origine sûr » et le contrôle juridictionnel effectif

Alicja Słowik – 29 August 2025

Dans l’arrêt Alace et Canpelli (aff. jointes C‑758/24 et C‑759/24) rendu le 1er août 2025, la Cour de justice, réunie en grande chambre, a apporté plusieurs clarifications sur la notion de « pays d’origine sûr » au sens de la directive 2013/32/UE relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (la directive « procédures ») et sur la portée du contrôle juridictionnel dans le cadre de la procédure d’asile.

Selon la directive « procédures », une demande de protection internationale peut être rejetée comme infondée suite à une procédure d’examen accéléré menée à la frontière lorsqu’elle est déposée par un ressortissant d’un pays considéré comme « pays d’origine sûr ». Les articles 36 et 37 de la directive prévoient les modalités de la désignation par un État membre de pays tiers comme pays d’origine sûrs. Les conditions matérielles de la désignation des pays d’origine sûrs figurent à l’annexe I de la directive. Les décisions portant sur les demandes de protection internationale peuvent faire l’objet d’un contrôle juridictionnel sur la base de l’article 46 de la directive.

Dans les affaires Alace et Canpelli, deux ressortissants de Bangladesh, LC et CP, ont été secourus en mer par les autorités italiennes. Par la suite, ils ont été conduits dans un centre de rétention en Albanie sur le fondement du Protocole conclu entre l’Italie et l’Albanie concernant le renforcement de la collaboration en matière de migration. En vertu de ce protocole, le gouvernement albanais a mis à la disposition de l’Italie deux zones du territoire albanais qui relèvent de la compétence des autorités italiennes. Le 16 octobre 2024, LC et CP ont chacun déposé une demande de protection internationale auprès des autorités italiennes. Ces demandes ont été rejetées dans le cadre d’une procédure accélérée à la frontière comme manifestement infondées, au motif que les demandeurs venaient d’un pays d’origine sûr. En effet, le droit italien prévoyait la possibilité de désigner comme pays d’origine sûr un pays tiers à l’exception de certaines catégories de personnes. LC et CP ont décidé de contester ces décisions en justice devant le tribunal ordinaire de Rome. Nourrissant des doutes quant à la désignation de Bangladesh comme pays d’origine sûr, le tribunal a décidé d’adresser à la Cour de justice quatre questions portant sur l’interprétation des articles 36, 37, 46 et Annexe I de la directive « procédures » ainsi que l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qui garantit le droit à un recours effectif.

Par sa première question, la juridiction italienne souhaitait savoir si la désignation d’un pays comme pays d’origine sûr pouvait être effectuée au moyen d’un acte législatif. La Cour de justice a répondu à cette question par l’affirmative. La grande chambre a observé que la directive « procédures » ne déterminait pas les autorités des États membres qui devraient être chargées de désigner les pays d’origine sûrs au niveau national ni l’instrument juridique pertinent à cette fin. Par conséquent, rien ne s’oppose à ce qu’un État membre confie au législateur national la responsabilité de désigner les pays d’origine sûrs au moyen d’un acte législatif. Cependant, lors de la mise en œuvre du concept de « pays d’origine sûr », les États membres sont tenus d’assurer le plein effet de cette directive, ce qui entraîne, notamment, le respect du droit à un recours juridictionnel effectif garanti par son article 46. La Cour a ainsi considéré que la directive « procédures » ne s’opposait pas à ce qu’un État membre procède à la désignation de pays tiers comme pays d’origine sûr au moyen d’un acte législatif à condition que cette désignation puisse faire l’objet d’un contrôle juridictionnel portant sur le respect des conditions matérielles d’une telle désignation.

Les deuxième et troisième questions préjudicielles portaient sur l’accès à des sources d’information sur lesquelles les autorités nationales fondent leur décision de désigner un pays comme pays d’origine sûr. La grande chambre a d’abord rappelé que la désignation d’un pays tiers comme pays d’origine sûr rendait applicable aux demandeurs originaires de ce pays le régime particulier d’examen des demandes de protection internationale. Ce régime repose sur une présomption réfragable de protection suffisante dans le pays d’origine. La présomption peut être renversée par le demandeur à condition qu’il présente des raisons sérieuses tenant à sa situation personnelle. Or, pour pouvoir renverser ladite présomption, le demandeur doit disposer d’un accès suffisant et adéquat aux sources d’information sur lesquelles la désignation d’un pays tiers comme pays d’origine sûr est fondée. Par ailleurs, un tel accès aux sources permet au demandeur de défendre ses droits dans les meilleures conditions et de décider s’il est utile d’introduire un recours contre une décision rejetant sa demande de protection internationale. La publicité des sources d’information permet aussi de mettre le juge compétent en mesure d’exercer le contrôle de cette décision. Ainsi, l’État membre est tenu de rendre accessible les sources d’informations sur la base desquelles il a procédé à la désignation des pays d’origine sûr. La Cour de justice a encore précisé que lors d’un contrôle de la désignation d’un pays comme pays d’origine sûr, la juridiction compétente pouvait tenir compte des informations qu’elle a elle-même recueillies, à condition, d’une part, de s’assurer de la fiabilité de ces informations et, d’autre part, de garantir aux parties au litige le respect du principe du contradictoire.

Par sa quatrième question, la juridiction italienne souhaitait savoir si un État membre pouvait désigner comme pays d’origine sûr un pays tiers qui ne satisfaisait pas, pour certaines catégories de personnes, aux conditions matérielles d’une telle désignation, énoncées à l’annexe I de la directive « procédures ». Lors de l’examen de cette question, la Cour de justice a rappelé qu’aux termes de l’annexe I, « la désignation d’un pays tiers comme pays d’origine sûr dépend de la possibilité de démontrer que, “d’une manière générale” et “uniformément”, il n’y est jamais recouru à la persécution, ni à la torture ni à des peines ou à des traitements inhumains ou dégradants et qu’il n’y a pas de menace en raison d’une violence aveugle dans des situations de conflit armé international ou interne. » Elle a considéré que l’absence de toute référence à une partie de la population du pays tiers concerné à l’annexe I de la directive « procédures », indiquait que les conditions visées à cette annexe devaient être respectées au regard de l’ensemble de la population du pays tiers concerné. La désignation doit s’appliquer à la population entière du pays. En conclusion, la directive « procédures » ne permet pas aux États membres de désigner un pays comme pays d’origine sûr à l’exclusion de certaines catégories des personnes. La Cour a encore observé que l’article 61, paragraphe 2, du nouveau règlement 2024/1348 qui abroge la directive « procédures » avait effectivement introduit la faculté pour les États membres d’exclure des catégories de personnes aux fins d’une désignation d’un pays comme pays d’origine sûr. Néanmoins, cette nouvelle disposition ne s’appliquera qu’à partir du 12 juin 2026. Jusqu’à cette date, les États membres ne sont autorisés à désigner un pays comme pays d’origine sûr qu’à condition que le pays en cause soit, généralement, sûr pour toute sa population.

L’ensemble des précisions apportées par la Cour de justice dans Alace et Canpelli s’alignent sur celles formulées dans l’arrêt récent CV. Dans CV, la grande chambre a jugé qu’un État membre n’était pas autorisé à désigner un pays comme pays d’origine sûr à l’exception de certaines parties de son territoire. Si l’interprétation stricte de la notion du « pays d’origine sûr » consacrée par cette jurisprudence n’a qu’une portée temporaire à la lumière des modifications introduites par le règlement 2024/1348, les clarifications importantes sur la protection juridictionnelle effective s’appliqueront vraisemblablement à l’égard des juges appelés à contrôler la mise en œuvre de cette notion sous l’empire du nouvel instrument.

Reproduction autorisée avec la référence suivante : Alicja Słowik, La désignation d’un pays tiers comme « pays d’origine sûr » et le contrôle juridictionnel effectif, actualité n° 27/2025, publiée le 29 août 2025, par le Centre d’études juridiques européennes, disponible sur www.ceje.ch

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