Valeurs de l’Union européenne : l’invocabilité de l’article 2 TUE à l’encontre des Etats membres
Le 5 juin 2025, l’Avocate générale (AG) Ćapeta a rendu ses conclusions dans l’affaire Commission contre Hongrie (C-769/22). Pour la première fois dans la jurisprudence de la Cour de justice, cette affaire porte, entre autres, sur la question de savoir si l’article 2 du TUE consacrant les valeurs de l’Union européenne (dignité humaine, liberté, démocratie, égalité, État de droit, respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités) peut être invoqué de manière autonome (« self-standing ») devant la Cour de justice. L’AG Ćapeta considère qu’il est possible de constater une violation distincte de l’article 2 TUE à l’encontre de la Hongrie.
En l’espèce, la Commission européenne a introduit un recours en manquement, en vertu de l’article 258 TFUE, contre la Hongrie pour avoir introduit des mesures législatives à l’encontre des délinquants pédophiles et concernant la protection des enfants qui, en réalité, interdisent ou restreignent l’accès aux contenus qui représentent ou promeuvent « les identités de genre ne correspondant pas au sexe à la naissance, le changement de sexe et l’homosexualité » (loi hongroise n˚ LXXIX de 2021). Par ces amendements législatifs, la Commission estime que cet Etat membre a violé plusieurs dispositions de droit primaire, dont l’article 2 TUE, l’article 56 TFUE sur la libre prestation des services et les articles 1er (dignité humaine), 7 (respect de la vie privée et familiale), 11 (liberté d’expression et d’information), 21 (non-discrimination) de la Charte des droits fondamentaux, ainsi que des dispositions de droit secondaire, dont la directive 2000/31/CE relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (JO 2000, L 178, p. 1), la directive 2006/123/CE aux services dans le marché intérieur (JO 2006, L 376, p. 36), la directive 2010/13/UE visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à la fourniture de services de médias audiovisuels (JO 2010, L 95, p. 1), et le règlement (UE) 2016/679 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (JO 2016, L 119, p. 1).
Dans ses conclusions, l’AG suggère à la Cour de reconnaître que les amendements législatifs introduits par la Hongrie enfreignent la liberté de fournir et de recevoir des services, consacrée par les dispositions de droit primaire et les instruments de droit secondaire susmentionnés. Par ailleurs, ces violations constituent aussi des ingérences dans les droits protégés dans la Charte des droits fondamentaux évoqués ci-dessus. Ces ingérences, toutefois, ne sauraient pas être justifiées par des buts tels que le développement sain des mineurs et le droit d’éduquer les enfants selon les convictions personnelles des parents, qui ont été avancés par la Hongrie.
Ensuite, l’AG se concentre sur l’invocabilité autonome de l’article 2 TUE, un enjeu qui n’a pas encore été tranché par la Cour de justice (sur un enjeu similaire, voir les conclusions de l’AG Pikamäe dans l’affaire Slovénie contre Croatie (C-457/18)). Premièrement, elle considère que la nature générale des valeurs contenues dans l’article 2 TUE ne pose pas un obstacle à leur invocabilité devant un juge. Deuxièmement, elle reconnaît que la cause des violations des règles du droit primaire et du droit dérivé de l’Union européenne, ainsi que de la Charte, peut résider dans la négation de valeurs contenues dans l’article 2 TUE. « Par conséquent, le critère pour constater une violation de l’article 2 TUE est la négation d’une valeur qui est à l’origine d’autres violations du droit de l’Union. La gravité et/ou le nombre de ces autres infractions ne peuvent pas, en elles-mêmes, de manière décisive et automatique, servir de critère pour constater une violation de l’article 2 TUE, même si ces éléments peuvent être un indice important de la négation des valeurs consacrées à l’article 2 TUE. »
De plus, l’AG décrit le fonctionnement de l’ordre juridique de l’Union européenne comme celui d’un « dialogue constitutionnel ». Dans le cadre de ce dialogue, des visions différentes sur la concrétisation des valeurs de l’Union européenne peuvent coexister. Toutefois, ces divergences ne devraient pas aboutir, selon elle, à la violation de l’article 2 TUE.
Sur la base de ces considérations, l’AG propose enfin à la Cour de justice de considérer le recours introduit par la Commission européenne comme fondé.
Cette affaire s’inscrit dans le débat plus large sur l’invocabilité des valeurs de l’Union européenne à l’encontre d’un Etat membre fautif ainsi que du respect plus générale de l’article 2 TUE (voir ici, ici, ici et ici). Si la Cour de justice s’est déjà prononcée sur la mise en œuvre et du respect de l’Etat de droit en vertu de l’article 2 TUE (voir, entre autres, Commission contre Pologne I, C-619/18 ; Hongrie contre Parlement et Conseil, C-156/21) – en se référant également au respect de l’article 19 TUE (voir, par exemple, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, C-64/16) – il reste à voir si l’interprétation extensive suggérée par l’AG Ćapeta sera suivie par la Cour. En tout état de cause, il est fort probable que, dans son jugement, la Cour de justice sera amenée à apprécier des questions nouvelles, notamment sur le champ d’application de l’article 2 TUE, qui lui demanderont une fois de plus de fournir des considérations juridiques éclairées sur des enjeux politiques prégnants.
Reproduction autorisée avec la référence suivante : Sara Notario, Valeurs de l’Union européenne : l’invocabilité de l’article 2 TUE à l’encontre des Etats membres, actualité n° 18/2025, publiée le 18 juin 2025, par le Centre d’études juridiques européennes, disponible sur www.ceje.ch;