La définition de l’infraction d’aide à l’entrée illégale dans un État membre à l’épreuve de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne

Dans l’arrêt du 3 juin 2025 Kinsa (aff. C-460/23), la grande chambre de la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que le droit de l’Union s’oppose à une législation nationale réprimant pénalement le comportement d’une personne qui fait entrer illégalement sur le territoire d’un État membre des mineurs ressortissants de pays tiers à l’égard desquels elle exerce la garde effective.
En août 2019, OB, ressortissante congolaise s’est présentée à la frontière aéroportuaire de Bologne, à l’arrivée d’un vol en provenance de Casablanca. Elle était accompagnée de sa fille et de sa nièce, âgées de huit et treize ans. Toutes les trois étaient munies de faux passeports. Par conséquent, une enquête pénale a été ouverte contre OB pour le délit d’aide à l’entrée irrégulière de ressortissants d’un pays tiers prévu à l’article 12 du texte unique sur l’immigration qui transpose en droit italien l’article 1er, paragraphe 1, sous a), de la directive 2002/90 définissant l’aide à l’entrée, au transit et au séjour irréguliers (la « directive 2002/90 »). En vertu de cette dernière disposition, chaque État membre est obligé à adopter des sanctions appropriées à l’encontre des personnes qui aident les ressortissants de pays tiers à pénétrer sur son territoire de manière illégale. Le paragraphe 2 de l’article 1er de la directive prévoit une possibilité pour les États membres de ne pas sanctionner l’aide à l’entrée irrégulière lorsque celle-ci « a pour but d’apporter une aide humanitaire à la personne concernée. » Lors de l’audience devant le tribunal de Bologne, OB a déclaré avoir fui son pays d’origine pour se soustraire aux menaces de mort émanant de son ancien compagnon et craindre pour l’intégrité physique des mineures qui l’accompagnaient. Par la suite, elle a présenté une demande de protection internationale.
Ayant constaté que le comportement de OB relevait de l’infraction définie par l’article 12 du texte unique sur l’immigration, le tribunal de Bologne a émis des doutes sur la compatibilité du cadre législatif applicable dans le cas d’espèce avec le principe de proportionnalité consacré à l’article 52 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (la « Charte »), lu en liaison avec plusieurs droits fondamentaux garantis par cet instrument. L’article 52 de la Charte dispose que toute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la Charte doit être prévue par la loi, respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés ainsi que le principe de proportionnalité. Dans ces circonstances, le tribunal a décidé de saisir la Cour de justice du recours préjudiciel en validité de la directive 2002/90. En outre, par son renvoi, le juge italien a demandé à la Cour de justice si la Charte des droits fondamentaux s’opposait à l’incrimination instituée par la législation nationale qui sanctionnait la facilitation de l’entrée illégale d’un étranger sur le territoire d’un État membre même lorsque cet acte de facilitation était commis sans but lucratif et visait à apporter une aide humanitaire à l’étranger.
La Cour de justice a d’abord observé que les questions préjudicielles reposaient sur la prémisse que le comportement de OB relevait de l’infraction générale d’aide à l’entrée irrégulière définie à l’article 1er de la directive 2002/90. Procédant à la reformulation de ces questions, la Cour a indiqué qu’il convenait d’examiner d’abord si l’article 1er de la directive 2002/90, lu à la lumière des articles 7 (droit au respect de la vie familiale), 18 (droit d’asile) et 24 (droits de l’enfant) de la Charte des droit fondamentaux permet de qualifier comme l’infraction générale d’aide à l’entrée irrégulière le comportement d’une personne qui fait entrer illégalement sur le territoire d’un État membre des mineurs ressortissants de pays tiers à l’égard desquels elle exerce la garde effective.
La grande chambre a admis que le libellé de l’article 1er de la directive 2002/90 se prêtait à différentes interprétations. Cependant, pour la Cour, cette disposition ne saurait être interprétée comme permettant la sanction du comportement d’une personne qui facilite l’entrée illégale sur le territoire d’un État membre des mineurs placés sous sa responsabilité. Premièrement, la prohibition d’un tel comportement serait contraire à l’objectif de la directive 2002/90 dans la mesure où un tel acte ne constitue pas une aide à l’immigration clandestine que cette directive a pour finalité de combattre. Deuxièmement, admettre qu’une personne puisse être punie pour avoir simplement aidé des mineurs, à l’égard desquels elle exerce la garde effective, à entrer irrégulièrement sur le territoire d’un État membre, constituerait une atteinte au contenu essentiel du droit au respect de la vie familiale et aux droits de l’enfant consacrés, respectivement, aux articles 7 et 24 de la Charte. Troisièmement, la prohibition du comportement tel que celui en cause au principal serait contraire à l’article 18 de la Charte garantissant le droit d’asile dans la mesure où, après son entrée en Italie, la personne concernée a présenté une demande de protection internationale. Enfin, la Cour de justice a relevé que l’interprétation de l’article 1er de la directive 2002/90 selon laquelle cette disposition s’oppose à l’incrimination du comportement tel que celui en cause, était corroborée par le protocole de Palerme sur le trafic des migrants qui a pour objectif de criminaliser le trafic illicite des migrants, tout en protégeant les droits des migrants eux‑mêmes.
Ayant constaté qu’en vertu de l’article 1er, paragraphe 1, sous a) de la directive 2002/90 lu à la lumière des articles 7, 24 et 52, paragraphe 1, de la Charte le comportement tel que celui en cause au principal ne constitue pas l’infraction d’aide à l’entrée irrégulière au sens de la première disposition, la Cour a conclu qu’il n’y avait lieu d’examiner la validité de l’article 1er de la directive 2002/90 ni interpréter le paragraphe 2 de cette disposition concernant les actes visant à apporter l’aide humanitaire à la personne concernée.
En se penchant sur les interrogations de la juridiction de renvoi quant à la compatibilité de la législation italienne avec la Charte, la grande chambre a souligné que lors de la mise en œuvre des mesures de transposition d’une directive, il incombait aux autorités des États membres non seulement d’interpréter leur droit national d’une manière conforme à cette directive, mais également de veiller à ne pas se fonder sur une interprétation de celle‑ci qui entrerait en conflit avec les droits fondamentaux. De surcroît, la Cour a constaté que les articles 7 et 24 de la Charte étaient dotés d’effet direct. Si la juridiction nationale conclut qu’il lui est impossible d’interpréter la législation nationale d’une manière conforme au droit de l’Union, elle sera tenue de garantir le plein effet des articles 7 et 24 de la Charte, en laissant au besoin inappliqué l’article 12 du texte unique sur l’immigration.
L’arrêt Kinsa apporte plusieurs enseignements précieux sur les interactions multidirectionnelles entre la Charte des droits fondamentaux et les conventions internationales d’une part, et le droit dérivé de l’Union ainsi que le droit national qui le transpose d’autre part. En interprétant les dispositions de la directive 2002/90 à la lumière de la Charte, la grande chambre a habilement réussi à dissiper des doutes sur la validité de la directive et à atténuer des possibles tensions entre le droit de l’Union et le protocole de Palerme sur le trafic des migrants. Simultanément, la Cour a rappelé sans équivoque que dans l’impossibilité d’interpréter le droit national qui transpose la directive d’une manière conforme avec les articles 7 et 24 de la Charte, la juridiction de renvoi était tenue d’écarter la législation nationale qui leur était contraire. Ces nouvelles clarifications sur l’interprétation des règles régissant l’incrimination de l’aide à l’entrée illicite des migrants s’avèrent particulièrement utiles pour le législateur de l’Union dans le cadre des travaux sur la proposition de la directive établissant des règles minimales pour prévenir et combattre l’aide à l’entrée, au transit et au séjour non autorisés dans l’Union qui devra remplacer la directive 2002/90.
Reproduction autorisée avec la référence suivante : Alicja Słowik, La définition de l’infraction d’aide à l’entrée illégale dans un État membre à l’épreuve de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, actualité n° 19/2025, publiée le 18 juin 2025, par le Centre d’études juridiques européennes, disponible sur www.ceje.ch