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L’application du droit national par la Banque centrale européenne

Sara Notario – 25 juillet 2025

Dans les affaires jointes C‑777/22 P et C‑789/22 P (Banque centrale européenne et Commission contre Corneli), la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en grande chambre, s’est prononcée, le 15 juillet 2025, sur l’application du droit national par la Banque centrale européenne (BCE), à la lumière de l’obligation d’interprétation conforme du droit national avec le droit de l’Union européenne.

Le « mécanisme de surveillance unique » confie, aux fins du règlement (UE) no 1024/2013 du Conseil du 15 octobre 2013 confiant à la Banque centrale européenne des missions spécifiques ayant trait aux politiques en matière de surveillance prudentielle des établissements de crédit (JO 2013, L 287, p. 63), à la BCE des missions spécifiques ayant trait aux politiques en matière de surveillance prudentielle des établissements de crédit. Ce système de surveillance financière est composé de la BCE et des autorités compétentes nationales des États membres participants. Banca Carige était un établissement de crédit établi en Italie soumis à la surveillance prudentielle directe de la BCE depuis 2014. Elle avait cumulé des pertes de plus de 1,6 milliard d’euros entre le mois de décembre 2014 et le 1er janvier 2019. Le 1er janvier 2019, la BCE a adopté une décision de placement sous administration temporaire de cette banque ainsi que des décisions de prorogation de ce placement.

En juillet 2019, Mme Corneli, qui était actionnaire minoritaire de Banca Carige, a introduit un recours en annulation de la décision de placement sous administration temporaire ainsi que des décisions ultérieures (T-502/19). Le Tribunal a considéré que le recours n’était recevable qu’à l’encontre des décisions de mise sous administration temporaire, à l’exclusion des décisions de prorogation. De plus, le Tribunal a aussi jugé que ces décisions concernaient directement et individuellement Mme Corneli. Sur le fond, Mme Corneli faisait valoir que la BCE avait commis une erreur de droit dans la détermination de la base juridique pour adopter les décisions litigieuses. Le Tribunal a donné suite à ce moyen en considérant que la BCE avait violé l’article 70 du texte unique bancaire italien (« Testo unico delle leggi in materia bancaria e creditizia » – décret législatif no 385 portant texte unique des lois en matière bancaire et de crédit), qui transpose l’article 28 de la directive 2014/59 du 15 mai 2014 établissant un cadre pour le redressement et la résolution des établissements de crédit et des entreprises d’investissement (JO 2014, L 173, p. 190) dans l’ordre juridique italien. À cet égard, le Tribunal a rappelé que l’obligation d’interprétation conforme du droit national ne pouvait servir de fondement à une interprétation allant à l’encontre des termes utilisés dans la disposition nationale de transposition d’une directive. Dans le cadre de deux pourvois, la BCE et la Commission européenne ont demandé l’annulation de l’arrêt du Tribunal en contestant, entre autres, une erreur de droit commis par le Tribunal dans l’interprétation de l’article 70 du texte unique bancaire italien. 

Concernant la qualité pour agir de Mme Corneli, la Cour de justice a confirmé le raisonnement du Tribunal quant à la question de savoir si les décisions litigieuses concernaient individuellement et directement la requérante. 

Concernant la base juridique pour l’adoption des décisions litigieuses, la Cour de justice a rappelé que « les autorités administratives et judiciaires d’un État membre chargées d’appliquer, dans le cadre de leurs compétences respectives, les dispositions du droit de l’Union ont, selon une jurisprudence constante, l’obligation d’assurer le plein effet de ces dispositions (voir, en ce sens, arrêt du 13 octobre 2022, HUMDA, C‑397/21, EU:C:2022:790, point 41 et jurisprudence citée). » En particulier, le principe d’interprétation conforme implique l’exigence d’interpréter le droit national dans toute la mesure possible en tenant compte du texte et de la finalité des directives applicables en l’espèce. Par conséquent, la BCE est tenue, dans l’application d’une réglementation nationale transposant une directive, de procéder à une interprétation des dispositions de cette réglementation sur lesquelles elle s’appuie qui soit conforme à cette directive. 

En l’espèce, l’article 28 de la directive 2014/59 prévoit l’obligation des États membres de veiller à ce que les autorités compétentes puissent exiger la destitution de la direction générale ou de l’organe de direction d’un établissement bancaire, notamment si la situation financière de cet établissement « se détériore de façon significative ». Par contre, l’article 29, paragraphe 1, de cette directive dispose que si le remplacement de la direction générale ou de l’organe de direction, visés à l’article 28, est jugé insuffisant par l’autorité compétente pour remédier à une telle situation, les États membres veillent à ce que cette autorité puisse nommer un ou plusieurs administrateurs temporaires pour l’établissement. Selon une lecture combinée de ces deux dispositions, les États membres doivent veiller à ce que, lorsque la situation d’un établissement bancaire se détériore de façon significative, l’autorité compétente puisse soit se limiter à exiger la destitution de la direction générale ou de l’organe de direction, soit nommer également un ou plusieurs administrateurs temporaires. Lorsqu’un État membre transpose la directive 2014/59 dans son droit interne, le législateur national doit veiller à ce que les dispositions nationales prévoient la possibilité de mettre en place une administration temporaire d’un établissement bancaire – dispositions qui doivent être interprétées de manière à atteindre ce résultat.

A la lumière de ce raisonnement, la Cour de justice a considéré que le Tribunal a commis une erreur de droit en jugeant que l’adoption des mesures de placement sous administration temporaire en cause, sur la base de l’article 70 du texte unique bancaire italien, viole l’interdiction d’une interprétation contre legem du droit national. En effet, l’obligation d’interprétation conforme du droit italien à la lumière de la directive 2014/59 justifient l’adoption des décisions litigieuses. 

En conclusion, la Cour de justice a accueilli les pourvois et annulé l’arrêt du Tribunal attaqué, sans qu’il soit nécessaire d’examiner les autres griefs formulés par les requérantes.

L’arrêt BCE et Commission contre Corneli soulève des questions importantes concernant la marge de manœuvre des autorités nationales et européennes dans l’interprétation du droit national, à la lumière du droit de l’Union européenne. Il reste à voir comment cela pourra évoluer dans la jurisprudence de la Cour de justice et du Tribunal en matière de surveillance bancaire directe. 

Reproduction autorisée avec la référence suivante : Sara Notario, L’application du droit national par la Banque centrale européenne, actualité n° 24/2025, publiée le 25 juillet 2025, par le Centre d’études juridiques européennes, disponible sur www.ceje.ch;

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